Laurent Bizot, patron de No Format : “fier de durer en gardant cette ligne utopique” 

Laurent Bizot, patron de No Format : “fier de durer en gardant cette ligne utopique” 
Laurent Bizot, le fondateur du label No Format © Simba Takaedza

Dans la grande salle de l’Opéra de Lyon se tiendra ce dimanche 27 octobre une réunion d’orfèvres fêtant les 20 ans du label qui héberge leurs œuvres, No Format. Entretien avec Laurent Bizot, le fondateur et tête pensante de ce label pas comme les autres. 

No Format fête ses 20 ans avec un concert à l’Opéra de Lyon : qu’allez-vous présenter lors de cette soirée et en quoi représente-t-elle bien l’esprit de votre label ?
Laurent Bizot : Chaque fois que l’on a fêté l’anniversaire du label, on a essayé de trouver une idée pour marquer le coup. Quand tu es un label, tu travailles sur des disques, sur la durée. 

De temps en temps — c’est rare —, il faut créer quelque chose d’unique, sur une courte période. Différent. On se creuse alors la tête. Pour les 15 ans, on avait imaginé une mini tournée internationale avec des soirées à Londres, New York, Kinshasa. 

Là, on s’est dit que l’on faisait toujours une soirée à Paris — où il y a beaucoup de médias, donc c’est ce qui se fait à chaque fois pour les anniversaires. On avait envie d’aller fêter ça dans plein d’autres villes en France : d’aller voir notre public, en s’appuyant sur des alliés de toujours comme Richard Robert, le programmateur de l’Opéra Underground. 

Qui était avant aux Nuits de Fourvière…
LB : Voilà. Et avant ça, on lui avait demandé d’écrire des bios pour nos artistes puisque l’on adorait sa façon d’écrire. Quelques personnes comme Richard nous ont suivi, accompagné, soutenu au fil des années : on se sent en symbiose en termes de goûts esthétiques. Ça me faisait très plaisir de les impliquer dans cette histoire : ce sont des gens qui comptent. 

Quand tu fais un label, si tu n’as pas des gens se reconnaissant dans ce que tu fais, que ce soit des gens de radio, de salles, ce que tu fais n’existe pas pour le public. On a vraiment besoin d’eux. C’était une manière de les remercier.

Concernant le programme de la soirée, on a voulu éviter la solution de facilité : deux ou trois artistes qui viennent avec leur groupe, font leur concert, repartent. C’est facile de labelliser la soirée “No Format” ainsi. On avait envie de plus, de réfléchir à quelque chose d’unique. D’où ce concert mélangeant différents artistes avec leurs répertoires, leurs univers, mais en une seule prestation. Sans que ça fasse non plus les Restos du Cœur avec un défilé de chanteurs ! 

Il fallait articuler des tableaux avec chaque artiste, mais que ça collabore, que ça joue ensemble. Qu’il y ait un échange. Que des chanteurs deviennent musiciens pour les autres. On signe souvent des musiciens, avant les artistes, même quand ils chantent. 

La dernière en date étant Natascha Rogers, dont on sort un album de chansons, mais qui à la base est percussionniste pour Camélia Jordana, Bachar Mar-Khalifé... 

J’ai de l’admiration pour les gens qui sont dévoués à un instrument. Ça me touche beaucoup quand je vois la relation de Koki Nakano avec le piano, Vincent Segal avec le violoncelle ou Ballaké Sissoko avec la kora : No Format est bien plus un label d’instrumentistes que de chanteurs. 

Ensuite, toute la difficulté, c’est de trouver qui peut travailler avec qui, lesquels s’entendent bien, est-ce qu’il y a des égos : comment faire un plateau harmonieux, musicalement et humainement. Les artistes ont leurs petites habitudes et ce n’est pas une évidence de leur proposer un tel plateau. Certaines personnes doivent déjà se connaître, il faut sentir une affinité. 

Frédéric Soulard et Clément Petit étaient les bonnes personnes pour construire autour : ce sont les piliers du projet instrumental Asynchrone, que l’on a sorti l’an dernier et qui est un hommage à Ryuichi Sakamoto. Ces deux musiciens sont aussi arrangeurs et producteurs. On a travaillé avec eux sur plusieurs disques : Frédéric Soulard a réalisé Urban Village, les derniers Piers Faccini et Lucas Santtana

Asynchrone © Marikel Lahana

Clément Petit a beaucoup réalisé les albums de Blick Bassy. Ces deux-là ont fini par se connaître grâce à nous, ont monté ce projet Asynchrone, ce sont deux personnages centraux dans les années récentes du label. Comme Vincent Segal a pu l’être.

Ils sont donc la base instrumentale du projet, autour d’eux on pouvait inviter Piers Faccini, Lucas Santtana et Natasha Rogers. Des artistes historiques, une petite nouvelle : ils ont tous des liens les uns avec les autres. Quand ces chanteurs ont derrière eux l’équipe de Asynchrone, ils sentent qu’il y a un niveau de ouf et ça marche. Ils jouent en confiance.

Malik Ziad sera là aussi : Piers pensait que c’était important de l’avoir pour garder la couleur de ses chansons. Malik joue du guembri et de la mandoline, ça donne le côté oriental dans son dernier disque. Tout le monde va jouer dans les morceaux des autres. Mais tu as des tableaux, comme le tableau Lucas Santtana, où il joue trois morceaux qui peuvent aller du solo au groupe entier. Et entre ces tableaux, il y a des surprises, des duos.

Le rôle d’un label a-t-il beaucoup évolué en 20 ans ou reste-t-il le même ?
LB : Les basiques restent les mêmes. La quasi totalité des artistes ne peut rien faire sans un entourage attentionné, sur mesure. 

La différence : quand j’ai commencé, il y avait très peu de solutions d’autoproduction, si tu n’avais pas de maison de disques, c’était assez difficile de sortir un disque — c’est un peu ce qui a motivé mon idée de label. Je voyais des artistes coincés avec de super beaux projets, mais ne pouvant pas signer sur Polydor, Mercury, les labels en place : ils n’étaient pas assez commerciaux. 

Ces artistes n’avaient pas de solutions, leur musique risquait de ne pas sortir. Aujourd’hui, c’est impossible : presque tout le monde peut sortir des disques en autoproduction, tout seul. Les barrières à l’entrée — comme on dit en économie — sont tombées. Il n’y a plus d’obstacles pour publier de la musique. 

Mais les artistes qui pensent que seuls, sans entourage, ils vont faire un truc, 99 fois sur 100 ils se plantent et se rendent compte que c’est une grosse erreur, qu’ils n’arriveront nulle part. C’est facile de sortir en disque, mais comme il y en a 1000 fois plus qu’avant, pour se faire entendre c’est beaucoup plus compliqué.

La différence, c’est que les artistes peuvent maintenant s’auto-distribuer et se constituer leur propre équipe avec un community manager, un attaché de presse et un bon manager. Certains arrivent à se structurer ainsi. C’est pas moins bien qu’un label. L’erreur est de se dire que sans entourage, ils feront quelque chose. 

Les bases pour nous restent les mêmes : aider un artiste à accoucher d’un projet en le bonifiant, en l’amenant à la meilleure forme de ce qu’il a envie de faire ; et ça c’est un vrai rôle parce que beaucoup d’artistes ont une idée de là où ils veulent aller mais ont besoin d’un regard extérieur pour éviter les fausses pistes, ne pas tomber dans certains pièges. Ce dialogue avec eux est important pour amener leur truc au top. 

Et il y a toute la partie d’accès au public, de mise sur le marché, où ils ont encore beaucoup besoin de nous.

Côté public, acheteurs de disques ou streamers : là aussi, le label n’a-t-il pas pris un rôle de prescripteur, de curateur face au foisonnement des sorties ? Y compris via votre charte graphique pour les pochettes, à la 4AD : vous êtes un vrai repère.
LB : Complètement. C’est ce que l’on essaye de faire depuis le début. La charte graphique… oui c’est 4AD, c’est aussi les labels de jazz des années 1960, les Impulse!, les Blue Note… Ça existait, mais ça avait complètement disparu. L’idée de faire ça c’était d’agir comme un curateur, oui. 

Vers 2010, en voyant que les gens nous faisaient confiance en commandant les trois disques de l’année alors qu’ils n’avaient rien à voir entre eux, on a eu l’idée de notre pass. On s’est dit : allons au bout de la démarche, les gens qui veulent nous suivre, proposons leur un abonnement annuel où ils reçoivent tout ce que l’on sort, les disques, le livre des 20 ans, les sérigraphies...

C’était la suite logique de l’idée du label, de sa charte graphique : si tu veux suivre ce que l’on fait sans rien rater, que tu te sens en accord avec nous, on t’emmène en voyage pendant un an. On a 1200 abonnés, c’est pas mal pour un label de niche. Ça marche bien et ça prouve ce que tu dis : on a un rôle de curateur.

Ça permet de ne pas être obligé de faire des projets hyper bankable. De pouvoir être super extrême ou super pointu si on a envie, ou pas. Ça donne une grande liberté. 

Ce modèle d’abonnement, si on le pousse, si on avait trois ou quatre fois plus d’abonnés, on pourrait quasiment financer complètement le label. Et éviter ainsi tous les phénomènes de formatage. Le formatage vient du fait qu’économiquement les labels et productions de films ont besoin d’un équilibre financier. Donc ils essayent de faire quelque chose qui va plaire aux diffuseurs, aux médias, aux distributeurs : aux intermédiaires, pas au public. 

Quand j’étais chez Universal, j’entendais toute la journée des phrases du type : “ce titre est bien, il est au format NRJ” ou “celui-ci n’est pas au format Skyrock”... C’est ce qui m’a permis de trouver le nom du label, No Format. C’est dommage de plus penser aux intermédiaires qu’aux gens qui vont écouter ! Le public, il s’en fout des cases, des styles, est-ce que c’est pop ou pas. Il est touché ou pas par la musique. 

Natasha Rogers © Julien Mignot

Quel est le disque parfait pour introduire un novice à l’identité de votre label ?
LB : C'est difficile comme question ! Je lui en recommanderais deux ou trois déjà, pour qu’il voit la diversité musicale. Ce n’est pas si courant que dans un même label tu puisses trouver du jazz, du hip-hop et de la musique malienne. J’aime cette diversité. 

Je pense spontanément à Toto - Bona - Lokua, un des premiers projets qu’on a sorti. Ce sont trois artistes qui avaient leur projet solo, je leur ai demandé de faire un disque ensemble. Surpris, ils ont joué le jeu. Pendant trois jours, ils se sont amusés dans le studio : je leur avais bien expliqué que le projet du label, c’était avant tout le plaisir, le jeu, qu’il n’y avait pas d’enjeu de sortir un titre pour la radio. On parlait musique, c’est tout. 

Là où ce projet est réussi, on me l’a souvent dit, c’est que tu entends que les trois se marrent, sont dans un plaisir extrême. Je leur avais dit de ne pas mettre de paroles pour que la voix soit un instrument et pas un vecteur de messages. Qu’ils chantent en yaourt ou en scat ! Cet album ne vieillit pas, tu sens la fraîcheur, la spontanéité. Cette musique touche tout le monde. 

Le Ballaké Sissoko et Vincent Segal, c’est devenu un classique. Le Chilly Gonzales en solo piano aussi : il le dit dans une chanson de son dernier album, dans laquelle il parle du courant néo-classique… En 2004, sortir un album de piano avec une attitude pop, c’était un peu le premier à avoir fait ça, avec des chansons de trois minutes. 

Depuis, on ne compte plus les albums de piano dans le même style ! J’en ai encore reçu un hier. Gonzales a créé un courant musical avec ce disque. C’est représentatif : à l’époque, les labels avec qui il bossait comme Kitty Yo ne voulaient pas de cet album, car ce n’était pas dans la logique de sa carrière. 

À ce moment-là, nous avons eu, nous, une réflexion musicale : est-ce que ça nous touche ? Sans réfléchir à quel bac de Fnac on allait le destiner. Cette démarche représente notre idée du label : utopique, idéaliste, même si on est  aussi des commerçants. La première interaction, ça doit être la musique. En parlant avec les artistes, je me rends compte que ce n’est plus si fréquent dans les autres maisons de disques. C’est ce que l’on a réussi à faire : durer en gardant cette ligne utopique.

Propos recueillis par Sébastien Broquet

Les 20 ans de No Format avec Natascha Rogers, Asynchrone, Lucas Santtana, Piers Faccini & Malik Ziad
Quand ? Dimanche 27 octobre à 20h
Où ? Opéra de Lyon ; 1 place de la Comédie ; 69001 Lyon
Combien ? De 11 à 35€ ; réserver sa place

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