Dès le générique de début — Mathieu Kassovitz reste un cinéaste —, les poils se dressent sur les bras. Chair de poule partagée par nombre de spectateurs présents, laissant éclater leur émotion alors que le spectacle n’a pas commencé ; les basses font vibrer les enceintes, un cocktail molotov transperce l’écran (où défilent des images de Black Lives Matter) en direction de la salle…
Personne ne savait à quoi s’attendre, cette comédie musicale étant la première incursion de Mathieu Kassovitz dans le spectacle vivant. Et la première du genre, tout simplement : le rap restait inaudible en France au sein des comédies musicales.
Balayés, les doutes : aucun répit ne nous sera laissé durant les 1h40 de spectacle, sinon pendant l’entracte de vingt minutes. Et encore : entre un DJ set et un clin d’œil au film bien senti, même l’interlude maintient l’attention.
Le réalisateur de Métisse a réussi son pari. On ne sait s’il a lu l’autobiographie de Melvin Van Peebles, dans laquelle le réalisateur de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song contait dans le détail ses déboires avec le milieu du cinéma hollywoodien puis son départ pour Broadway, où il obtint le succès avec deux comédies musicales, après un film culte en 1971 ayant marqué de son empreinte le politique de par son discours black power. On ne peut s’empêcher de déceler quelques similitudes entre leurs deux parcours…
Kassovitz, lui aussi, a pris tout le monde par surprise en 1995 avec son second film, La Haine, montrant pour la première fois ce qu’était vraiment la vie dans les banlieues, mettant à l’honneur des personnages de cité s’échappant des rôles caricaturaux qui leur étaient souvent assignés. Comme Van Peebles l’a fait avec Sweetback, ce Noir qui gagne à la fin.
Tous deux ont propulsé la musique au fronton de leur projet : un funk abrasif pour Van Peebles, qui en avait fait un atout marketing, les DJs de radio citant son film à chaque passage d’un son co-écrit par ceux qui allaient bientôt devenir Earth, Wind & Fire. Le rap pour Kassovitz, qui publia une seconde bande son “inspirée par le film”, dirigée par Solo (ex-Assassin), conviant la crème du rap de l’époque, de Ministère Amer à MC Solaar. Un must-have.
Enfin, les atermoiements d’un monde du cinéma qui aura du mal à s’acoquiner avec ces deux outlaws, qui finiront par emprunter des chemins de traverse, et trouver tous deux le succès avec une comédie musicale engagée — Ain’t Supposed to Die a Natural Death (1971) et La Haine - Jusqu’ici rien n’a changé (2024).
Cette fois, il y a de l'espoir
Ce n’est ni une suite, ni un spin-off du film : c’est la même histoire, celle où Saïd, Hubert et Vince, trois potes d’une cité de banlieue, s’ébrouent en pleines émeutes dans un quartier qui tente de continuer à vivre au milieu des CRS, après une bavure policière ayant coûté la vie à l’un des leurs, qu’ils apprennent en pleine virée nocturne dans Paris. Des vidéos gigantesques composent le décor dans lequel est rebooté l’histoire originelle.
Tout est revisité façon 2024 par le réalisateur et son co-metteur en scène Serge Denoncourt, dans la France de Bardella et Mélenchon : références, punchlines, utilisation de l’iPhone (magistrale, on ne divulgachera pas). Certains des quatorze tableaux sont joués, théâtraux, d’autres sont rappés ou chantés, s’emparant pleinement des codes de la comédie musicale pour les adapter à la culture street, d’autres encore sont dansés (chorégraphiés par Émilie Capel et Yaman Okur) — n’oublions pas que parmi les piliers du hip-hop, cette culture si chère à Kassovitz, il y a le rap, le DJing, le graffiti et la danse ; et tous sont présents dans ce spectacle, à des degrés divers.
Les tableaux s’enchaînent, entremêlant les idiomes, maniant l’humour et reflétant la violence, jamais manichéens, ni manipulateurs, on revit des scènes mémorables, tel le barbecue sur le toit ou la visite dantesque chez Astérix le dealer : les prouesses scénographiques s’enchaînent (comme l’idée de faire avancer les protagonistes sur un tapis roulant, les images défilant derrière eux), toujours au service de l’histoire, puisque nous ne sommes pas ici dans Starmania : il y a un livret, solide, une histoire construite, qui tient la route du début à sa conclusion, extraordinaire, déclenchant l’euphorie et la standing ovation du public de la Seine Musicale à Paris en ce vendredi 11 octobre 2024 où nous sommes allés découvrir ce spectacle.
Kassovitz a changé une chose par rapport à l’œuvre qui avait obtenu le César du meilleur film : cette fois, l’espoir est présent, il insiste sur la nécessité du vivre-ensemble. Les trois acteurs, le rappeur Alivor (qui joue Hubert), Alexander Ferrario (Vince) et Samy Belkessa (Saïd) sont épatants.
L’important, ce n’est pas la chute. C’est l'atterrissage. Il est parfaitement réussi.
Sébastien Broquet
La Haine - Jusqu’ici rien n’a changé
Quand ? Vendredi 15 et samedi 16 novembre à 20h
Où ? LDLC Arena ; 5 avenue Simone Veil ; 69150 Décines-Charpieu
Combien ? 39€ ; réserver sa place
La Haine - musiques inspirées du film
Si l’année 1995 est citée comme charnière pour le rap français, au point qu’un groupe a pris ce nombre comme patronyme quelques années plus tard, c’est aussi parce qu’une compilation a tout chamboulé : La Haine - musiques inspirées du film.
Cinq ans après Rapattitude, ce projet mené par Solo dans le rôle du directeur artistique et imaginé avec Mathieu Kassovitz, s’est révélé l’un des meilleurs disques de rap de ce pays, sans équivalent. Tous les titres, sauf un, ont été écrits spécialement par les artistes en s’inspirant du scénario.
IAM, MC Solaar, Sté Strausz, Ministère Amer, Sages Poètes de la Rue, La Cliqua : toute la scène est là, dans toutes ses variantes (sauf NTM).
Réédition prévue pour le 22 novembre.