C’est New Order qui inaugura Le Transbordeur, le samedi 21 janvier 1989. Autour ? Un terrain vague et le parc de la Tête d’Or. Une chaude soirée malgré l’hiver, à en croire le récit qu’en a fait Peter Hook, le bassiste du groupe, dans son autobiographie Substance (Le Mot et le Reste), où il conte comment il a enfermé les autres membres du combo dans les loges, obligeant les organisateurs à défoncer la porte....
La veille, dans une soirée plus calme, les officiels dont le maire de Lyon Francisque Collomb, avaient eu le privilège d’assister à un concert du raffiné William Sheller, entérinant ainsi la nouvelle politique culturelle lyonnaise — dont le Transbo était la première pierre —, commençant enfin à s’intéresser à sa jeunesse.
Cette salle de concerts emblématique, où l’icône Johnny Hallyday joua le 21 octobre 1994, va rentrer dans le giron de la Métropole en 2025 et quitter celui de la Ville de Lyon, qui en avait la charge depuis cette ouverture et en avait fait un emblème. Une bascule historique, à hauteur de l’agglomération.
Cédric Van Styvendael à la manœuvre
Ce long feuilleton, pas tout à fait terminé, a commencé au début du mandat de Bruno Bernard en 2020, selon la Ville, un peu plus tard selon Cédric Van Styvendael, le vice-président à la Culture de la Métropole mais aussi maire de Villeurbanne, doublement concerné par ce dossier.
Assez vite, s’est posée dans les bureaux de la collectivité dirigée par M. Bernard la question de la fin de la DSP - délégation de service public - du Transbordeur, actuellement confiée à la SAS Transmission depuis 2010 et renouvelée à chaque fois. Celle-ci prend fin le 30 juin 2025. En même temps que la fin du bail confiant l’usufruit du lieu à la Ville de Lyon par la Métropole. Cédric Van Styvendael a soumis l’idée à son président de reprendre la main sur cette salle incontournable et de profiter de la fin conjointe de cette DSP et du bail pour opérer la transition.
"Comme pour la Chapelle de la Trinité, c’est d’abord une question de rationalisation des questions de propriété. Le Transbordeur, c’est à Villeurbanne, propriété de la Métropole, géré en DSP par la Ville de Lyon. Ça fait beaucoup d’acteurs quand-même ! C’est bien que celui qui en est propriétaire devienne celui qui gère la DSP. Quand on en a parlé avec la Ville de Lyon, ça n’a pas fait l’objet de beaucoup de débats" nous explique Cédric Van Styvendael.
Du côté de la Ville de Lyon, Nathalie Perrin-Gilbert, alors adjointe à la Culture, aurait d'abord vu d'un mauvais œil cette idée, étant attachée au patrimoine et à l’Histoire de sa ville. Surtout que parallèlement, avec la fermeture du site de Fagor-Brandt, Lyon avait déjà perdu la présence de Nuits sonores ou encore des Biennales sur son territoire intra-muros. Déjà à cause de la Métropole.
Mais alors que le dossier traînait en longueur, que les services de la mairie se plaignaient des difficultés pour prendre une quelconque décision concernant cette salle engendrées par l’obligation d’en référer au propriétaire (la Métropole) et à Villeurbanne, NPG, lassée des non-réponses nous dit-elle, a décidé de se concentrer sur le développement de l’écosystème des salles lyonnaises, en parfaite harmonie avec le maire Grégory Doucet : à Lyon, tout le monde est vite tombé d’accord sur l’idée de laisser Le Transbordeur à la collectivité alliée, avec laquelle les relations restent parfois... pas si simples.
À Lyon, un écosystème de salles à préserver
Un proche du maire nous explique : “Côté Ville, nous avons nos SMAC (Marché Gare et Périscope) qui montent en puissance, la Halle Tony Garnier qu’il faut regarder et bientôt la Salle Rameau. La Métropole a posé le sujet Transbordeur sur la table dès le début du mandat, en même temps que celui de la Chapelle de la Trinité. La Chapelle étant située en centre-ville, nous avons souhaité le faire ensemble. Le Transbordeur est situé à Villeurbanne, mais la Métropole le voulait absolument. C’est ainsi que la décision a été prise, ça s’est fait en bonne intelligence. Nathalie Perrin-Gilbert était dubitative au début, mais elle s’est vite rendu compte que c’était mieux pour tout le monde.”
En effet, le Marché Gare a tout juste été refait intégralement, le Périscope s’est doté d’une seconde salle flambant neuve, et la Halle Tony Garnier, qui reste sur une année exceptionnelle en termes de fréquentation, réclame des investissements pour entretenir son infrastructure et lutter avec la concurrence de la LDLC Arena. Les relations pas toujours fluides entre les services et les élus des deux collectivités ont fait le reste : côté Ville, il a été remonté aux élus que les services avaient du mal à obtenir des réponses sur le devenir de la DSP et de la convention liant les deux collectivités. “Nathalie Perrin-Gilbert avait raison de s’énerver sur la méthode employée”, poursuit-on du côté de la mairie de Lyon.
Aux origines, la Courly
Il est temps de remonter le temps et d’expliquer le montage à l’origine de cet imbroglio, datant de la création de la salle, d’avant New Order, d’avant Johnny, NPG et CDS. Au Progrès, l’ancien premier adjoint de Francisque Collomb et ténor du barreau André Soulier expliquait en 2019 que cette naissance découlait d’une promesse de Joannès Ambre, adjoint à la Culture de la Ville de Lyon décédé en 1984, qui voulait créer une salle de concerts pour la jeunesse — les relations étaient alors exécrables entre public rock et mairie, qui prônait plutôt l’interdiction que le dialogue, suite à quelques débordements dans les 1970’s.
Soulier part en quête d’un lieu. En août 1987, alors maire par intérim suite à l’hospitalisation de Collomb, il découvre dit-il lors d’une balade cet édifice abandonné sur le boulevard de Stalingrad et flashe instantanément : cette ancienne usine de traitement des eaux sera la salle de concert que Lyon réclame. Au-dessus, il y a un gigantesque transbordeur : de là vient le nom.
L’usine désaffectée est située sur le territoire de Villeurbanne, mais appartient à la Courly, la communauté urbaine regroupant 59 communes, qui deviendra la Métropole de Lyon en 2014. Il se trouve qu’André Soulier en est le second vice-président. Charles Hernu, en ce temps-là maire de Villeurbanne, accorde le permis de construire. 11M€ et une année plus tard, le Transbordeur est sorti de nulle part, ou presque. Peter Hook peut affûter sa basse.
Évidemment, tout n’est pas si clair. Et l’on s’aperçoit que les rivalités entre Villeurbanne et Lyon ne datent pas d’aujourd’hui… C’est L’Influx, le webzine de la bibliothèque de Lyon, qui prend le relais : une réunion datée du 23 février 1987 dans les locaux de la Courly aurait été décisive, des élus de Villeurbanne indiquant alors à leurs homologues lyonnais la piste de cette ancienne usine à l’abandon, André Soulier sautant sur l’occasion, épaulé par André Mure, adjoint à la Culture qui lui aussi poussait pour la création d’une telle salle, ayant déjà missionné Victor Bosch sur un projet similaire à quelques centaines de mètres, qui avait échoué…
Alors, qui des Lyonnais ou des Villeurbannais a vraiment trouvé le site de cette salle ? Peu importe, mais les rivalités n’ont toujours pas pris fin entre les exécutifs, 35 ans après son inauguration.
Victor Bosch, décisif
Victor Bosch s’empare du projet et façonne tout le concept : ce sera la première salle vraiment adaptée au rock et aux musiques actuelles, avec de l’espace et une acoustique parfaite, aux jauges adaptées à la demande lyonnaise : 1800 places dans la grande salle, 600 pour le club. Il en devient le premier directeur, Le Transbordeur étant mis à sa disposition par le biais de la Scop Transgestion. Avec le succès que l’on sait.
En 2005, Le Transbordeur passe en DSP (délégation de service public) et la Ville de Lyon impose un cahier des charges à respecter, concernant le nombre de concerts minimum à l’année ou la présence d’artistes locaux. Victor Bosch emporte encore le morceau.
Mais cinq ans plus tard, coup de théâtre et grosses polémiques : Lyon choisit de l’évincer, lui préférant un attelage composé de Jean-Pierre Pommier, son rival et patron d’Eldorado (producteur de concert), Vincent Carry et Cyrille Bonin, qui en devient le second directeur et l’est toujours à ce jour.
Et qui le restera un an de plus que ce qui était prévu initialement, puisque d’un commun accord, Ville de Lyon et Métropole ont décidé de poursuivre la mission de l’équipe en place d’une année supplémentaire, jusqu’au 30 juin 2026, le temps d’opérer le passage de relais. Un nouvel appel à projets sera alors lancé, qui ne devrait pas chambouler la gouvernance. Mais qui va faire évoluer un peu le concept Transbo.
Faire évoluer le projet sur les extérieurs
Cédric Van Styvendael nous explique : “Il y a une question patrimoniale. Et ça nous intéresse d’avoir un lieu dédié à la jeunesse, autour des enjeux culturels. On va relancer une DSP, mais on est très satisfait de ce que fait l’équipe actuelle. Notre objectif n’est pas de changer ce qui est proposé aujourd’hui en matière de programmation culturelle.”
“Après, on peut réfléchir à des enjeux d’ouverture. Le Transbordeur a commencé à travailler sur ses extérieurs, ça m’intéresse qu’à l’avenir les prochaines équipes aillent plus loin. Y compris en lien avec les nouvelles voies lyonnaises, avec le parc de la Tête d’Or. C’est un endroit, urbanistiquement parlant, qui n’est pas totalement fini. Avoir un équipement culturel qui déborde de la salle pour venir sur l’espace public, dans une logique de gratuité, ça fait partie des réflexions.”
“Le Transbordeur reste l’une des 50 salles mythiques en France, c’est un bijou, il faut que ce patrimoine soit entretenu à la hauteur de son histoire, de ce qu’il représente, des souvenirs qu’il a créé chez beaucoup de grands lyonnais. Mon premier concert en tant que jeune rural qui arrivait, c’était PJ Harvey au Transbordeur : ça marque. C’est un lieu mythique.”
“Le Transbordeur fait un énorme travail sur le public jeune, sur tous les registres, de programmation culturelle mais aussi de lutte contre les violences sexuelles — ce sont des pionniers là-dessus —, sur les questions d’accès à la culture.”
Cyrille Bonin candidat à la prochaine DSP
Le vice-président ne nie pas des frictions : “Les tensions n’ont pas porté sur la passation de la DSP, elles portent sur des fonciers aux alentours, il y a des discussions en cours. C’est très habituel entre deux collectivités que chacun défende ses intérêts. Ce ne sont pas des tensions politiques, mais des tensions techniques. Il y a de très bons fonctionnaires qui défendent très bien leurs collectivités, ça frictionne mais c’est normal. Nous parlons très régulièrement avec Audrey Henocque, la nouvelle adjointe à la Culture, on va trouver les solutions.”
Du côté de la Ville de Lyon, l’entourage du maire précise : "La Métropole voudrait récupérer un terrain autour de la salle, qui est actuellement utilisé par nos espaces verts. Et il y a une discussion entre nos services sur la question du prix. La Métropole voudrait ce terrain pour agrandir le Transbordeur, lui donner plus d’ampleur. On a appris par la bande que l’étude est déjà bien avancée et que des figures culturelles sont intervenues à ce sujet."
L'entretien accordé au Progrès par Cédric Van Styvendael, dans lequel il évoque l'éventualité de faire de l'Astroballe une potentielle Arena, a aussi pu étonner dans les couloirs de la mairie.
Cyrille Bonin © Susie Waroude
Selon Cyrille Bonin, l’avenant au contrat liant la Métropole, la Ville de Lyon et la SAS Transmission est en cours de signature et ne devrait plus tarder. L’actuel directeur de la salle précise : “Ça ne change rien pour nous. Nous aurons les mêmes obligations, le même loyer — qui est de 15 000 euros en part fixe et environ 50 000 euros en part variable liée à notre chiffre d’affaires. Nous ne touchons aucune subvention.”
L’avenir se construira-t-il avec la même équipe ? Selon Cyrille Bonin, c'est envisagé : “Il y a de fortes chances que je candidate à la prochaine DSP, avec notre équipe, oui. Il faut qu’on en parle avec nos actionnaires. Mais il n’y a pas de raison qu’on ne le fasse pas. Concernant le développement des extérieurs, ce sera à moi de faire des propositions, d’y réfléchir. Mais je ne suis pas inquiet pour l’avenir du Transbordeur tel qu’on le connaît, ça restera une salle de musiques actuelles. L'outil Transbordeur est là pour répondre à une politique culturelle telle que définie par la collectivité, politique que je ne connais pas encore. Mais avec Cédric Van Styvendael, nous sommes à peu près sur la même longueur d’onde.”
Sébastien Broquet
Le Transbordeur
Où ? 3 boulevard de Stalingrad, 69100 Villeurbanne