À un mois du festival, quel est votre état d’esprit ?
Maelle Arnaud : Pour moi, c’est le soulagement ; la programmation est partie à l’impression. C’est forcément une excitation, maintenant il faut construire le festival à partir de cette programmation et la faire vivre. Faire en sorte que les Lyonnais s’en emparent, la comprennent, que ça fasse naître de la curiosité. Et qu’ils prennent des places pour découvrir tous ces films.
Isabelle Huppert, prix Lumière ?
MA : Tout le monde conviendra qu’elle mérite largement de recevoir ce prix Lumière, vu la carrière qui est la sienne. C’est quelqu’un qui, tout au long de sa carrière, a eu des engagements, a suivi des projets, tout l’intéresse, elle n’a pas de préjugés - tout en étant regardante sur ce qu’elle fait. Elle a une grande ouverture d’esprit.
Elle incarne ce que peut être la créativité, dans tous les types de cinéma : aller dans toutes les directions et ne rien craindre. Isabelle Huppert semble en effet ne rien craindre en tant qu’actrice ! Elle peut faire de la comédie, des drames, des petits films comme des grandes productions. C’est assez fort.
En même temps, elle est reconnaissable, elle a ce style de jeu qu’on lui connaît… On trouvait que c’était une belle incarnation de ce que pouvait être le cinéma. Elle est extrêmement active, elle est sur les planches, à l’écran, membre d’un jury, elle sort du festival de Venise, du prix du livre Inter : elle a ce côté boulimique qui nous éclate.
On l’a vu dans la façon qu’elle a eu de construire la programmation avec nous. J’ai rarement eu des échanges aussi précis ! On devait choisir une douzaine de films de sa filmographie, elle s’est énormément intéressée à toute la structure du programme, à toutes les sections : les muets, l’histoire permanente des femmes cinéastes… Elle aime aborder les questions de métier, c’était passionnant. On n’a qu’une hâte : l’accueillir à Lyon.
"Zinnemann, il n’y a rien à jeter"
Comment s’est fait le choix des rétrospectives ?
MA : Depuis plusieurs années, on programmait systématiquement une grande rétrospective de cinéma français. Et cette année, non. Une programmation se construit parfois en fonction d’une proposition, quand toutes les œuvres de tel cinéaste sont restaurées. Là, c’est la première année où l’on partait d’une page blanche, sans proposition clé en main, où l’on pensait mettre un peu de côté le cinéma français, qui est tellement notre ADN.
Fred Zinnemann, c’est un cinéaste qui nous passionne depuis des années, pour lequel il n’y avait pas de matériel, il était impossible de faire une rétrospective. On se disait, ça va venir, les studios vont restaurer… et non. Donc, on les a motivés à le faire !
On a eu des échanges avec les studios américains en direct, la Warner, la Paramount, Universal - car il a bossé avec tous - et tous ont fabriqué du nouveau matériel pour le festival. Cette rétrospective va tourner dans toutes les salles françaises à l’issue du festival. Et ça, c’est une grande fierté : c’est la puissance de frappe du Festival Lumière, qui permet que l’on montre les films pendant le festival, mais en plus, qu’ils circulent et soient vus après.
On s’est un peu demandé, entre Fred Zinnemann et Toshirō Mifune qui ne sont pas des noms immédiatement identifiés, comment le public va s’en emparer. Quand ce sont des grands noms comme Sidney Pollack ou Louis Malle, c’est plus facile. Là, le public étant désormais conquis par l’offre du festival, on pouvait se permettre de compter sur sa curiosité, son engouement spontané.
"Tous des grands noms du cinéma américain"
Zinnemann, c’est aussi important que tel autre cinéaste. Quelques titres sont identifiés, comme Le Train sifflera trois fois qui est l’un des grands westerns, Tant qu’il y aura des hommes… Ce n’est pas un cinéma pointu, on se plaît à croire que le public nous suivra ! Zinnemann, il n’y a rien à jeter : ce sont des grands sujets humanistes, de société, traités avec énormément de talent. Les acteurs sont tous des grands noms du cinéma américain, on retrouve Marlon Brando, Burt Lancaster, Jane Fonda… C’est un cinéma facile et pourtant peu connu : ça nous intéressait.
Toshirō Mifune, c’est le plus grand acteur japonais. Les cinéphiles aiment le cinéma japonais. C’est aussi le grand acteur de Kurosawa, donc l’occasion de montrer ses films, mais aussi de se balader un peu dans ce cinéma japonais. Il était très connu partout dans le monde : à un moment, on a fait appel à lui aux États-Unis, il travaille alors avec John Boorman, avec Terence Young…
Toshirō Mifune, c’est la figure absolue du Japonais. Il a interprété des samouraïs, évidemment dans Les Sept samouraïs, il a joué des yakuzas… Il a une force comique dans son jeu qui fait que tous les films dans lesquels il joue sont de grands plaisirs, car il y a toujours cette petite dimension qu’il met dans ses personnages.
Après restauration, on découvre un film comme s’il était tourné aujourd’hui, ou bien ça reste un film des années 1930 ?
MA : Le principe des restaurations, c’est vraiment de retrouver l’image d’origine dans sa perfection. Quand les films étaient tournés en 35mm, la qualité de la pellicule était exceptionnelle. Dès les débuts. La restauration permet de retrouver la splendeur originelle de chacun des films. La notion de « tourné comme aujourd’hui », en termes de perfection d’image physique, est pertinente.
Après, il peut y avoir des styles de cinéma plus ou moins marqués dans leur époque, selon la photographie. Même si nous, cinéphiles, on a un attachement à la pellicule - on est même touché quand on voit une rayure sur une copie 35mm -, on sait combien il est important pour le public plus jeune, moins connaisseur de cette histoire matérielle du cinéma, d’avoir cette exigence sur la qualité de l’image, qui est vraiment garantie par toutes ces restaurations. Même pour des films des années 1930.
Ça dépend vraiment de la pellicule, du matériel de départ. On peut avoir des images parfaites des années 1930, et des restaurations des années 1970 de moindre qualité, parce que le matériel a été conservé plus difficilement.
"On ne peut pas se contenter de l’IA"
Est-ce que les progrès techniques réalisés ces dernières années permettent certaines restaurations impossibles il y a dix ans, et qu’en conséquence, votre programmation peut être facilitée aujourd’hui pour certains cinéastes ?
MA : Oui… Une des grandes qualités de la restauration numérique : quand c’est restauré, ça ne s’abîme plus. Avant, quand la restauration était en photochimie sur pellicule, il suffisait que le film soit projeté pour que ça abîme à nouveau le matériel. Une frustration.
Il y a beaucoup de discussions sur la place de l’IA dans la restauration, qui accélère, fait gagner du temps sur certains aspects. Mais l’IA n’a pas l’intelligence de l’humain pour distinguer les nuances qu’il ne faut pas gommer.
L’IA a pour l’instant tendance à gommer et uniformiser, notamment les scènes avec énormément de mouvement : pour des feuilles dans un arbre, elle va se satisfaire d’une sorte de flou artistique. On ne peut pas se contenter de l’IA.
En revanche, quand on est sur un ciel bleu uniforme, c’est un gain de temps considérable. Ce sont des questions que les laboratoires se posent énormément : ils font tous le constat de l’importance de la vérification humaine à chaque étape. Mais l’IA existe depuis longtemps dans la restauration. Là, vu qu’il y a accélération, de nouvelles questions se posent.
L’horreur comme thème de la nuit à la Halle Tony Garnier, ça peut faire fuir des spectateurs ?
MA : On fait des nuits à l’Institut Lumière tous les deux mois : on a un public d’aficionados et ça réagit toujours très, très bien sur le cinéma de genre. Et sur l’horreur. Évidemment, on aimerait aussi faire une nuit de l’amour du prochain, mais on voit bien que ce n’est pas ça que les gens veulent ! (rires).
Ça nous a amusé de voir jusqu’où l’on était capable d’aller. Le cinéma de genre, nous ne nous en sommes jamais éloignés. Étonnement, les nuits qui sont sur des thématiques autour de l’effroi sont joyeuses, gaies. Entre les séances, c’est lors de ces nuits-là qu’il y a l’ambiance la plus débridée, la plus rigolarde, bon enfant.
On a voulu le tenter à la dimension de la Halle Tony Garnier. Nous étions aussi très contents de faire cette invitation à Alexandre Aja, l’un des grands noms du cinéma d’horreur. Un des cinéastes français ayant conquis Hollywood. Lui-même, ça l’excite énormément de se dire qu’il va animer toute la nuit, il va être formidable, il connaît très bien l’histoire de ce genre dans lequel il excelle.
"Elle se déguise en homme et c’est ainsi qu’elle obtient le poste"
Qui est la cinéaste oubliée mise en valeur cette année ?
MA : C’est Matilde Landeta, une réalisatrice mexicaine. Son histoire ressemble à bien des histoires de femmes ayant tenté de devenir cinéastes… On est à la fin des années 1940 au Mexique, et pour être assistante réalisatrice, elle se déguise en homme et c’est ainsi qu’elle obtient le poste, en montrant ensuite de l’autorité car pour être un bon professionnel, il faut être autoritaire comme un homme, elle avait bien compris ça. Évidemment, je le dis avec ironie, mais c’est bien ce qu’il s’est passé pour beaucoup de femmes dans beaucoup de métiers. C’est ainsi qu’elle se fait un nom et qu’elle réussit à devenir réalisatrice.
C’est intéressant d’aller creuser ces histoires, même si les choses ont considérablement changées. En France, sur les trois ou quatre dernières années, on est quasiment à 50% de premiers films réalisés par des femmes. Là où le bât blesse, c’est que le second film n’obtient pas le même pourcentage… Il y a un écrémage en faveur des hommes.
Il n’y a pas beaucoup d’interviews d’elle, on est en train de chercher ça avec l’aide de la cinémathèque mexicaine qui nous a beaucoup aidé. Notamment en fabriquant du matériel sous-titré en français des trois films projetés.
Elle a réalisé quatre films, trois dans les années 1950 et un dernier en 1992, que l’on ne pouvait pas restaurer mais qui est moins important que les autres : ce n’était donc pas une déception de ne pas l’avoir. On va voir avec les Mexicains s’ils peuvent nous trouver un peu de documentation. Elle a fait un mélodrame à la mexicaine : je trouve qu’elle casse un peu le rôle habituel donné aux femmes qui sont des hystériques, un peu bécasses, qui permettent aux hommes d’être de grandes personnalités viriles ; elle le casse un peu, mais pas complètement, donc j’aimerais savoir ce qu’elle en a dit…
Ça m’aurait intéressé d’en savoir plus : est-ce qu’elle voulait faire un film comme les hommes mais pas complètement ? Cette section permet de poser ces questions, tout en montrant des films importants : le cinéma mexicain de cette période l’est, il faisait venir beaucoup de cinéastes américains, il y avait des échanges. C’est passionnant de faire découvrir ce cinéma.
"On voit bien comment un organiste va sublimer tout ça"
C’est devenu un classique de la programmation : le ciné-concert et la collaboration avec l’Auditorium. Comment se passe le choix du film et la collaboration avec l’orchestre ?
MA : Quand on prévoit les deux concerts avec l’Auditorium de Lyon, il y en a toujours un accompagné par l’Orchestre National de Lyon : ce sera Vampyr de Dreyer. Et un autre accompagné par l’orgue, qui sera Pêcheur d’Islande, de Jacques de Baroncelli.
Le ciné-concert accompagné à l’orgue, c’est une proposition de notre part que l’on soumet à l’organiste pour qu’il se sente inspiré par le film. On a rarement des organistes qui recalent nos propositions. Pêcheur d’Islande, c’est une merveille, un film extraordinaire, la restauration est sublime : on a l’impression que ça a été tourné l’automne dernier... Ce sont des plans incroyables !
J’ai immédiatement imaginé un accompagnement à l’orgue pour les scènes de tempête, de bord de mer, avec toutes les difficultés de cette Bretagne. On voit bien comment un organiste va sublimer tout ça. C’est une adaptation du livre de Pierre Loti, avec Charles Vanel et Sandra Milowanoff, c’est tout public. Quand on ne connaît pas le cinéma muet, c’est un très bon film pour le découvrir.
Pour le second film, on parle beaucoup avec l’orchestre de la partition. Pour Vampyr, il y avait une partition qui avait été écrite, pas au moment de la sortie du film mais juste après, qui a été restaurée. On nous a appris qu’il y avait cette partition, qu’en plus le film avait été restauré il y a quelques années, mais qu’il y avait une amélioration dans la restauration grâce aux nouvelles technologies…
Les musiciens de l’orchestre sont assez regardants sur la qualité de ce qu’ils vont interpréter. On a alors des échanges avec eux, ils étudient la partition et la proposition qu’on leur fait. Ça garantit pour les mélomanes qui aiment écouter l’orchestre qu’il y a un certain niveau : quand je dis que l’organiste est assez suiveur sur nos propositions, l’orchestre est parfois plus difficile… Quand c’est validé, c’est que la partition a un réel intérêt.
Alejandro Jodorowsky, on va le retrouver où ?
MA : Il va présenter des séances de La Montagne sacrée dont ce sont les 50 ans. Il va animer la nuit Jodorowsky à l’Institut Lumière, avec également El Topo et Santa Sangre. Et il fera une signature et une masterclass qui tournera beaucoup autour de son livre Voyages essentiels. Ce livre fait partie d’une trilogie avec deux films, ce devait être un long-métrage aussi, mais c’est devenu un livre : il vous expliquera ça très bien.
On nous annonce déjà qu’il n’y aura pas assez de places, il a un nombre de fans conséquent ! Du haut de ses 95 années, il est en pleine forme et il veut être très actif. La nuit Jodo c’est le vendredi soir, il veut aller avant à la remise du prix Lumière, animer sa nuit, il a l’air… étonnant.
Propos recueillis lors d’un point presse collectif organisé le mardi 10 septembre 2024
Festival Lumière
Quand ? Du samedi 12 au dimanche 20 octobre
Où ? À l’Institut Lumière, à la Halle Tony Garnier, à l’Auditorium et dans presque tous les cinémas de la métropole
Combien ? Tarif selon les séances ; acheter sa place